VI
— Qu’est-ce que la Marchmont est venue faire ici ?
À peine rentré, David posait la question.
— Elle a de terribles ennuis d’argent, répondit Rosaleen. Je n’aurais jamais supposé…
— Et naturellement, tu lui en as donné ?
Il ajouta avec un sourire de pitié :
— Je ne peux pas te laisser seule cinq minutes !
— Mais, David, je ne pouvais pas refuser ! Après tout…
— « Après tout », quoi ? Combien lui as-tu lâché ?
— Cinq cents livres.
Rosaleen avait énoncé le chiffre à voix basse. Le rire de David la rassura.
— Une broutille !
— Mais c’est une grosse somme, David !
— Plus pour nous, Rosaleen ! On dirait que tu ne te rends pas compte que tu es maintenant extrêmement riche. Ce qui n’empêche que, du moment qu’elle te demandait cinq cents livres, tu aurais dû lui en offrir deux cent cinquante. Elle aurait été très contente avec ça. Il faut apprendre à manier les tapeurs.
Elle murmura :
— Je regrette.
— Pauvre fille, va ! Enfin, tu fais ce que tu veux, c’est ton argent !
— Non, David. Pas réellement !
— Ah ! je t’en prie, ne remettons pas ça ! Gordon Cloade est mort avant d’avoir eu le temps de faire un testament. C’est ce qu’on appelle un coup de chance. Nous avons gagné, toi et moi. Les autres ont perdu.
— Ça ne me paraît pas… régulier.
— Rosaleen, ma chère petite sœur, aimes-tu tout ce que tu as ? Cette grande maison, ces domestiques, tes bijoux ? Oui. Alors, n’insiste pas… et souhaite seulement qu’il ne s’agisse pas d’un rêve qui prendrait fin brusquement un jour ou l’autre !
Elle se décida à rire avec lui. Il s’en félicita… Il savait comment prendre Rosaleen. Il était fâcheux qu’elle eût des scrupules, mais on arrivait tout de même à lui faire entendre raison. Elle reprit :
— C’est vrai, David, c’est comme un rêve… ou comme un film. Mais ce que j’ai, j’en jouis. Pleinement.
— Bravo ! Et rappelle-toi que, ce que nous avons, nous le gardons ! Plus de cadeaux aux Cloade, Rosaleen. Ils sont tous beaucoup plus riches que nous ne l’avions, nous, jamais été !
— Je crois que c’est exact.
— Au fait, sais-tu où Lynn est allée ce matin ?
— Probablement à Long Willows.
À Long Willows, chez Rowley ! La bonne humeur de David tomba du coup. Cette Lynn finirait par épouser ce crétin de Rowley. Il sortit sans ajouter un mot et, la mine sombre, s’en fut sur une colline voisine, d’où l’on apercevait la ferme de Rowley. Rosaleen ne s’était pas trompée : Lynn, revenant de Long Willows, gravissait le sentier. David hésita une seconde, puis, l’air résolu, s’en fut à sa rencontre. Elle était à peu près à mi-côte quand il l’aborda.
— Bonjour, Lynn. Alors, ce mariage, c’est quand ?
— Vous me l’avez déjà demandé et vous le savez fort bien. En juin.
— Ça tient toujours ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, David.
— Allons donc !
Avec un ricanement, il ajouta, d’un ton de mépris :
— Rowley ! Qu’est-ce que c’est, Rowley ?
Elle prit le parti de rire.
— Un homme qui vaut beaucoup mieux que vous. Frottez-vous à lui, si vous l’osez !
— Qu’il vaille mieux que moi, je n’en doute pas. Pour le reste, j’oserai certainement. Pour vous, Lynn, j’oserais n’importe quoi !
Elle réfléchit un instant.
— Ce que vous ne comprenez pas, dit-elle enfin, c’est que j’aime Rowley.
— C’est ce dont je ne suis pas sûr !
Elle s’indigna.
— Je l’aime, je vous dis. Je l’aime ! Vous m’entendez ?
David examinait la jeune fille avec attention.
— Chacun de nous se fait de lui-même des images où il se voit tel qu’il voudrait être. Vous vous voyez amoureuse de Rowley, vous installant avec Rowley, vivant ici avec Rowley, heureuse et n’ayant jamais envie de vous enfuir. Croyez-vous que cette Lynn-là soit la vraie Lynn ?
— Si vous le savez mieux que moi, que voulez-vous que je réponde ? Mais, si nous allons par-là, quel est au juste le vrai David et que veut-il ?
— Je pourrais vous dire que je veux le calme et la tranquillité, la paix après la tempête, mais je n’en suis pas tellement sûr et je me demande parfois si ce que nous souhaitons, vous et moi, ce n’est pas justement… des histoires !
Songeur, il ajouta :
— Je regrette que vous soyez revenue ici. Avant votre retour, j’étais remarquablement heureux.
— Vous n’êtes pas heureux ?
Il la regarda. Elle baissa les yeux. Sa respiration s’accélérait. Jamais elle n’avait été si fortement troublée par la présence de David. Il lui posa la main sur l’épaule et, presque aussitôt, la retira. Il regardait derrière elle, vers le haut de la colline. Elle tourna la tête pour voir ce qui retenait son attention. Une femme franchissait la petite grille de Furrowbank.
— Qui est-ce ? demanda David.
— On dirait que c’est Frances, répondit Lynn.
— Frances ? Qu’est-ce qu’elle veut ?
— Elle vient peut-être tout simplement dire bonjour à Rosaleen.
— Ma chère Lynn, on ne vient voir Rosaleen que quand on a besoin de quelque chose. Votre mère est venue ce matin.
Lynn fronça le sourcil.
— Maman ? Qu’est-ce qu’elle voulait ?
— Vous ne le savez pas ? De l’argent.
— De l’argent ?
— Et elle l’a eu !
David souriait, d’un sourire froid et cruel qui lui allait fort bien. Lynn se raidissait, très pâle. Elle s’écria :
— Non ! Non ! Non !
Il l’imita.
— Si ! Si ! Si !
— Je ne crois pas ça ! Combien ?
— Cinq cents livres.
Elle resta muette. Il reprit d’un air détaché :
— Je me demande de combien Frances va essayer de l’avoir. La pauvre fille n’a jamais pu dire non !
— Est-ce que d’autres lui ont déjà… demandé de l’argent ?
Il répondit, la voix moqueuse :
— La tante Kathie avait quelques dettes. Pas grand-chose : il suffisait de deux cent cinquante malheureuses livres pour les acquitter. Seulement, elle craignait que ça ne vînt aux oreilles de son médecin de mari. Comme cet argent devait aller à des médiums, il aurait pu ne pas être tout à fait d’accord. Elle ignorait, la pauvre, que le toubib avait sollicité un emprunt avant elle…
Lynn dit très bas :
— Que devez-vous penser de nous ?
Puis, brusquement, tournant les talons, elle partit vers la ferme en courant. Il la regarda s’éloigner. C’était auprès de Rowley qu’elle allait se réfugier. Comme un pigeon retourne à son colombier ! La chose lui était plus pénible qu’il ne voulait se l’avouer. Furieux, il était reparti vers « Furrowbank » d’un pas décidé. Frances allait s’apercevoir qu’elle avait mal choisi son jour.
Quand il entra dans le salon, elle parlait.
— Je voudrais que vous me compreniez bien, Rosaleen. Mais c’est terriblement difficile à expliquer…
Une voix dit dans son dos :
— Croyez-vous ?
Frances se retourna vivement. À la différence d’Adela Marchmont, elle n’avait pas cherché à s’entretenir seule à seule avec Rosaleen. La somme dont elle avait besoin était trop importante pour qu’elle pût espérer l’obtenir de la jeune femme sans que celle-ci n’eût préalablement consulté son frère. En fait, Frances aurait de beaucoup préféré discuter l’affaire avec David et Rosaleen plutôt que de laisser croire à David qu’elle avait essayé de soutirer de l’argent à Rosaleen en son absence. Absorbée dans son discours, elle n’avait pas entendu le jeune homme entrer dans la pièce. L’interruption la surprit. Elle eut l’impression que, pour une raison qu’elle ignorait, David Hunter était de mauvaise humeur. La chose la contraria, mais elle n’en laissa rien voir.
— Ah ! David ! s’écria-t-elle. Je suis bien contente que vous soyez là ! J’étais en train de dire à Rosaleen que la mort de Gordon a placé Jeremy dans une situation extrêmement délicate et de lui demander si elle ne pourrait pas venir à notre secours. Notre position, la voici…
Un flot de paroles suivit. Il était question de gros capitaux engagés avec l’approbation de Gordon, d’une promesse verbale, de restrictions imposées par le Gouvernement, de taxes et d’impôts, etc… etc…
David, malgré lui, admirait. Cette femme mentait admirablement. Son histoire était plausible. Mais elle mentait. Il l’aurait parié. Elle ne disait pas la vérité et celle-ci était assez difficile à deviner. Une chose, pourtant, paraissait sûre : il fallait que Jeremy fût dans une situation quasi désespérée pour qu’il eût autorisé sa femme, qui avait de la fierté et de la dignité, à venir exécuter devant Rosaleen le « numéro » qu’elle était en train de faire…
— Dix mille livres ? dit-il, comme s’il avait mal entendu.
Rosaleen, impressionnée, murmura :
— C’est beaucoup d’argent !
Frances se hâta d’en convenir.
— C’est une grosse somme, je le sais, et je ne serais pas venue vous trouver s’il était facile de l’emprunter ailleurs. Le point à retenir, c’est que Jeremy n’aurait jamais fait cette affaire s’il n’avait eu l’appui de Gordon. Le malheur, c’est que Gordon ait disparu subitement…
— En vous laissant dans la panade !
David avait lancé la phrase d’une voix gouailleuse. Fances s’imposa de sourire.
— Vous exprimez les choses avec beaucoup de pittoresque !
— Pittoresque ou non, Rosaleen ne peut pas toucher au capital. Elle ne dispose que du revenu et l’impôt lui prend plus de dix-neuf shillings par livre.
Frances Cloade soupira.
— Je le sais bien ! Le fisc aujourd’hui est d’une exigence épouvantable. Mais on pourrait s’arranger. Nous vous rembourserions…
Il l’interrompit.
— On pourrait s’arranger. Mais on ne s’arrangera pas.
Frances se tourna vers Rosaleen.
— Rosaleen, vous êtes généreuse…
De nouveau, David lui coupa la parole.
— Est-ce que vous vous imaginez que Rosaleen doit être pour les Cloade une vache à lait ? Vous êtes tous là à l’accabler de vos supplications, à quémander et à mendigoter ! Alors que, derrière son dos, vous la méprisez. Car, avec vos grands airs, vous la haïssez et vous voudriez la voir morte…
Frances protesta.
— C’est faux !
— Vraiment ? Eh bien ! tant pis. Vous me rendez malade et Rosaleen vous a assez vus. De l’argent, nous n’en avons pas pour vous et il est donc inutile que vous continuiez à venir pleurnicher ici. Compris ?
Il était rouge de colère. Frances s’était levée. Le visage fermé, elle boutonnait ses gants avec application. Elle dit :
— Je crois, David, qu’il serait difficile de ne pas comprendre.
Rosaleen murmura :
— Je suis navrée…
Frances fit quelques pas vers la porte-fenêtre qui ouvrait sur le jardin, puis, s’arrêtant, elle se retourna vers David.
— Vous avez dit, David, que je méprisais Rosaleen. Ce n’est pas vrai. Je ne méprise pas Rosaleen. Mais, vous, je vous méprise !
— Parce que ?
— Une femme est obligée de faire sa vie d’une façon ou d’une autre. Rosaleen a épousé un homme très riche, qui avait des années de plus qu’elle. Il n’y a rien à dire. Vous, c’est autre chose ! Vous vivez aux crochets de votre sœur ! Vous vivez d’elle… et très confortablement.
— Je la protège contre les harpies.
Ils étaient dressés l’un en face de l’autre. Leurs regards se défiaient. David eut brusquement le sentiment qu’il avait devant lui une ennemie entre toutes redoutable, une femme qui ne reculerait devant rien, qu’aucune considération n’arrêterait. Frances, cependant, demeurait calme.
— Je me souviendrai, David, de ce que vous avez dit.
Le ton était neutre, banal. Il eut pourtant l’impression qu’il s’agissait là d’une menace à ne pas oublier.
Frances partie, David revint vers Rosaleen. Elle pleurait.
— Oh ! David ! David !… Tu n’aurais pas dû lui dire des choses pareilles ! C’est celle qui se montrait la plus gentille avec moi !
Il répliqua, furieux :
— Tais-toi, petite sotte ! Tu veux donc qu’ils s’engraissent tous à tes dépens ? Tu tiens à finir sans un sou ?
— Mais, cet argent, David, si, en bonne justice, il ne m’appartient pas…
Il lui jeta un tel coup d’œil qu’elle n’osa poursuivre. Elle balbutia :
— Non, David, ce n’est pas ce que je voulais dire !
— Je l’espère bien.
Les scrupules de Rosaleen l’exaspéraient. Il n’avait pas compté avec eux et ils risquaient de compliquer terriblement les choses dans l’avenir.
L’avenir ? Que serait-il, l’avenir ? Pour lui, il avait toujours su ce qu’il voulait et il le savait encore. Pour Rosaleen, la question se posait : quel avenir avait-elle ?
Il la regardait. Secouée d’un frisson, elle s’écria :
— Mon Dieu ! Quelqu’un qui marche sur ma tombe !
Il eut un demi-sourire.
— Tu te rends tout de même compte que c’est là que nous en sommes ?
— Que veux-tu dire, David ?
— Simplement qu’il y a cinq ou six personnes, sept peut-être, qui seraient très désireuses de te pousser dans la tombe avant que ton heure ne soit venue !
— Tu veux dire qu’elles voudraient me tuer ?
D’une voix blanche, elle poursuivit :
— Tu crois qu’ils voudraient m’assassiner ?… Les Cloade, qui sont des gens si bien !
Il haussa les épaules.
— Les gens bien, comme tu dis, je ne sais pas trop si ce ne sont pas ceux-là qui tuent le plus facilement. Seulement, sois tranquille ! Les Cloade ne réussiront pas à t’assassiner aussi longtemps que je serai là pour m’occuper de toi. Il faudra qu’ils se débarrassent de moi d’abord. Évidemment, s’ils y parviennent jamais, il faudra que tu fasses attention à toi !
— David, ne dis pas des choses comme ça !
Il l’empoigna par le bras.
— Écoute-moi bien ! Si jamais je ne suis pas près de toi, Rosaleen, tiens-toi sur tes gardes ! N’oublie pas que le jeu de la vie est dangereux, terriblement dangereux, et tout spécialement pour toi, si je ne me trompe pas !